jeudi 14 mai 2015

Cheminement de l’engagement au djihad : les mécanismes d’une radicalisation



Aujourd’hui, des jeunes gens de toute l’Europe s’expatrient vers des pays en guerre, afin de s’engager dans les combats. Pourquoi ? Voilà la question que se posent de nombreuses personnes, notamment dans l’entourage proche des expatriés, où l’incompréhension s’ajoute à la douleur de la perte. Plus loin encore, qu’est-ce qui peut mener certains jeunes à perpétrer des attentats-suicides ici, en Europe, parmi leurs compatriotes ?

Nous allons, à travers les différentes notions vues dans nos précédents billets, et grâce à un article de Luiz Martinez[1] (dont nous reprendrons largement des idées) tenter d’apporter un début d’explication à ce phénomène.

(origine : pixabay)


Pour commencer, notons l’élément qui semble le plus choquer l’opinion publique dans ce choix… Le fait que les jeunes le fassent librement, sans contrainte, alors qu’ils jouissent, eu Europe, de leur autonomie. Alors qu’ils sont à l’abri des combats, et ne sont nullement contraints d’y prendre part. Comme nous l’avons vu dans un précédent billet ("Moral hier = moral aujourd'hui?"), l’autonomie est un facteur favorisant l’engagement. Donc, plus ces jeunes jouissent de leur autonomie et de leur libre choix, plus leur engagement aura de chances d’être fort et prégnant. Ce mécanisme, qui nous semble ici si choquant, est scientifiquement établi…

En second lieu, il est important de réaliser que les groupes djihadistes véhiculent l’image d’un monde musulman agressé par l’occident, et plus particulièrement les Etats-Unis. Les images de propagande montrent des populations civiles agressées, massacrées, sur des territoires en guerre. Des injustices. Dès lors, les jeunes européens ayant accès à ces images, à cette propagande, sont (forcément) sensibilisés à la douleur des populations « agressées » et vulnérables. Une réelle empathie se crée, face au malheur des « frères musulmans » (ou, plus simplement, d’autres êtres humains). Ils vivent par procuration le drame… et les sentiments d’injustice, de révolte les imprègnent. L’évidence s’impose : il faut réagir, résister à l’agression. Il faut défendre ces pauvres gens. La cause est juste, elle est morale… et la violence qu’elle entraîne (le combat) est légitime. C’est un devoir moral ! Nous sommes clairement ici dans la définition du djihad : un devoir religieux (moral), une lutte, une résistance, un effort. Le djihad défensif, constituant une auto-défense face à l’agresseur sur les territoires agressés, est à partir d’ici justifié, voire indispensable moralement.

Ainsi, les jeunes européens commencent à se renseigner sur le djihad, les combats, les pays concernés, les organisations djihadistes, visionnent davantage d’images, lisent davantage de discours, voire entrent en interaction. Ceci crée un premier engagement chez eux, une réponse à une demande minime qui, comme nous l’avons vu dans un autre billet ("On donne le doigt et il vous prend le bras!") constitue la première marche susceptible de favoriser ultérieurement leur réponse favorable à une demande plus grande. Cette demande plus grande sera le départ pour un pays en guerre et l’engagement au combat.

Notons ici que certains peuvent peut-être échapper à cet engrenage par le « moral licensing », que nous avons vu dans notre sixième billet ("J'ai déjà fait ma BA!"). En effet, le fait par exemple de contribuer ici, en Europe, à faire passer le message djihadiste, ou de contribuer financièrement à « l’effort de guerre » peut permettre à certains de s’absoudre du fait de ne pas partir au djihad. Ils ont déjà fait / font déjà une bonne action… dès lors, ils n’ont plus moralement d’obligation supplémentaire.

Bien sûr, on peut également penser que les organisations djihadistes promettent certainement de l’argent, la « belle vie » (à côté du combat). Et que cela n’est pas pour rien dans l’engagement de certains jeunes. Cependant, comme nous l’avons vu dans le billet "L'argent vous motive-t-il dans votre travail?", l’argent ne motive pas tant l’individu que la valorisation sociale. Celle-ci a un impact beaucoup plus fort. Nous avons même vu dans notre tout premier billet (ici) que moins on proposait d’argent à l’individu pour un acte, plus s’engageait réellement lors de sa réalisation… et plus fort il résistait ensuite aux pressions contraires. Ce n’est donc pas prioritairement l’argent qui guide ces jeunes vers le djihad, non… mais plutôt la valorisation sociale des djihadistes par la religion musulmane. En effet : les djihadistes répondent au devoir religieux, à l’appel religieux. Nous parlons bien toujours ici du djihad défensif, qui n’intègre pas l’attentat-suicide en territoire non-agressé (souvent vu, lui, comme un interdit religieux). Le djihad dans lequel il faut combattre non pas pour mourir mais pour vaincre l'ennemi.

Pour ce djihad défensif, l’agression des populations européennes est donc désapprouvée. Bien que les civils occidentaux puissent être considérés comme coupables des politiques de guerre occidentales, puisqu’ils ont choisi la composition de ces gouvernements… Les jeunes européens non-encore expatriés voient malgré tout comme évident, à travers leur vie quotidienne, que les civils européens ne peuvent être tenus pour responsables des « massacres » contre les civils en Irak, Afghanistan, … Dès lors, quel facteur pourra les mener au djihad offensif, aux attentats-suicides ici, en Europe ?

La confrontation à la réalité sur les territoires en guerre, tout simplement. En effet, les jeunes qui font le pas de s’engager réellement se retrouvent confrontés non plus aux images des médias (avec la distance qu’elles impliquent) mais à des images réelles, directes. La souffrance des autres est d’autant plus choquante et prégnante. L’identification à ces autres humains s’intensifie. Le passage à l’acte est également important : le jeune va perpétrer des crimes, des meurtres. Ceux-ci lui semblent justes, mais n’en restent pas moins des passages à l’acte violents.

Tout ceci rend possible (mais le mécanisme n’est – heureusement – pas automatique) la dilution de l’interdit de tuer des civils en Occident (hors du territoire « agressé »). Pour le jeune qui revient du djihad offensif dans un pays en guerre, l’engagement est très fort. Il aura d’ailleurs sans doute davantage tendance à s’identifier aux civils de ce pays qu’aux civils occidentaux. Il pourra avoir la conviction profonde que ces derniers, eux aussi, doivent payer le prix de l’agression occidentale envers le monde musulman. Dès lors, l’enfant de l’Occident viendra de passer de jeune expatrié djihadiste « d’auto-défense », à candidat à l’attentat-suicide en Occident.


Bibliographie


[1] Luis Martinez, « Structures, environnement et basculement dans le jihadisme », Cultures & Conflits, 69 | 2008, 133-156.

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